Escapade en «Verchères»
19 juillet 2002 

Nous sommes en juillet, et j'ai presque dix ans. Le «domaine» Lalumière, sur lequel règne paisiblement mon grand-papa du même nom, affecte à mes yeux de «tit-cul» des allures de paradis terrestre. Dans cette partie de la campagne de Contrecoeur, le Majestueux est si large qu'il se sent obligé de porter en son milieu de grandes îles allongées, sans doute pour nous protéger des vagues des gros navires filant vers Montréal ou Sorel…  

Seul au bord de l'eau, je balaie du regard les deux quais de bois «chambranlants» qui enserrent et, en quelque sorte, servent à délimiter la surface de baignade «autorisée» où mes cousins et moi batifolons tous les jours, accrochés à d'immenses «tripes» noires garnies de «patches» protubérantes et, ô malheur! armées d’une RE-DOU-TA-BLE… «pinouche» de gonflage assassine, sans pitié pour tout ce qu’une tête compte d’orifices : yeux, bouche, oreilles et narines! Ce qui m'intéresse plus particulièrement en cette fin de matinée, ce sont les chaloupes, de costaudes «Verchères» vert et gris barrées de proue en poupe d'une mince ligne rouge; les nobles embarcations alignées de part et d'autre de chaque quai sont bercées par un léger clapotis.

Littéralement hypnotisé par ce mouvement sans fin accentué de mille miroitements, je décide de prendre le large… Sur laquelle, de chaloupe, vais-je jeter mon dévolu? Désireux de jouer les capitaines au long cours, le moussaillon aux bras courts que je suis entreprend comme il se doit de passer la flottille en revue; cet examen sommaire me permet de déterminer que c'est la barque de «matante» Berthe-à-Maurice qui semble la plus… sortable : les deux rames y sont, sagement couchées côte à côte sous les bancs, de même que l'incontournable boîte de tabac Craven A faisant office de «canisse» à écoper, sans oublier l'ancre pour moi quasi inamovible. Je m'embarque donc!

Après bien des manœuvres plus ou moins habiles visant à mettre un peu de distance entre ma «Verchères» et ce fichu quai, je me retrouve enfin pointe vers le large, c'est-à-dire du côté du «creux», dans la position classique du rameur qui donne à celui-ci l'étrange impression, au demeurant agréable, de s'éloigner de plutôt que d'aller vers. Me voilà seul maître à bord après… personne. Wow! le bonheur «tôtal»! Quel programme, mes amis : une aventure à vivre hors supervision maternelle, un univers à redécouvrir par moi-même, une liberté toute neuve à expérimenter, à goûter de tous mes sens! « Allons d'abord du côté des "battures"! » que je me commande à moi-même in petto.

C'est ainsi que, peu après, je m'engage, que dis-je? je m'enfonce dans un véritable «mur végétal»; sitôt que m'a franchement avalé cette forêt dense mais basse dont la surveillance aérienne est assurée par un escadron d'impressionnantes libellules d'un bleu métallique étincelant, des effluves capiteux me saisissent au nez : ce sont les joncs qui «odorent» de la sorte, longues tiges souples qui, caressant les flancs et le fond de ma chaloupe au passage de celle-ci, produisent un froissement feutré qui m'enferme dans une sorte de bulle sonore… Je suis coupé du reste du monde, j'ai franchi la barrière du temps, lequel a suspendu son vol l'espace d'un bonheur d'enfant au parfum d'insouciance… Ah! çà, oui! En cet instant précis, je suis profondément, totalement heureux!

Dix minutes, une heure plus tard, je ne sais trop, j'émerge de ce doux engourdissement en même temps que du «parc» de végétation aquatique; les yeux mi-clos à cause de Galarneau, je mets résolument le cap sur l'île d'en face, passé le «radeau des grands», histoire d'avoir quelque chose d'excitant à raconter à mes cousins, que j'imagine courant autour des «camps» si minuscules là-bas, au haut de la côte. À peine ai-je frôlé l'insulaire objectif que je vire prestement de bord en faisant «travailler» mes deux rames de façon antagoniste l'une par rapport à l'autre dans le dessein de pivoter, maintenant pressé de ramener la chaloupe à bon port avant qu'on ne s'inquiète de sa disparition (et non pas de la mienne, pensé-je étourdiment dans ma p'tite tête).

Je souque ferme, m'efforçant d'imprimer un rythme rapide et régulier au grincement stéréophonique des rames dans les tolets un peu «lousses». Au tour de l'île de rapetisser de plus en plus à présent que j'y fais face; des cris et rires pointus me parviennent déjà d'où je me dirige. Pas question de laisser ces ampoules naissantes que j'ai aux mains ralentir ou briser ma cadence «ben-huresque»! Pour parler en marin : « Plus que quelques minutes avant d'entrer en rade. » Et m'y voici finalement, pas peu fier de mon exploit! L'accostage se fait sans mal, j'amarre mon «vaisseau» en moins de deux, dépose les rames au fond, me fends dans un grand écart pour grimper sur le quai, puis, à la course, retourne sur le plancher des ruminants, à mon point de vue du début, d'où j'embrasse à nouveau du regard les deux quais, la plage pour l'instant déserte, l’eau dormante du bord que je sais peuplée de «loges» et de «ménés», une eau que personne encore n’a appris à qualifier de «polluée»… L’astre diurne est un peu plus haut, presque au zénith; moi aussi, j'ai grandi, et comment!                    

Jean-Paul Lanouette, en attente de son 54e été…