« Quand j'ai les bleus, bébé… »
Les mots posent problème? Dites-le en images!

Viagra, la pub! Il n'y a pas si longtemps, à Radio-Canada, on la passait tard en soirée, soit un peu avant l'heure «normale» du coucher, quelque part entre Le Point (non! pas le G, tout de même!) et les nouvelles du… sport. Pas fous, hein? nos amis les publicitaires! 

L'imageWow! Comment rester de glace devant pareil déploiement de prouesses techniques et aussi riche étalage d’artifices accrocheurs? Je vous le demande : ne se sent-on point d’emblée comme hypnotisé – séduit malgré soi, au point presque d'y succomber sans coup férir – par l'éclat du dernier bijou virtuel sorti des mains des brillants cyberjoailliers que sont les infographistes bossant pour l'agence qui a su décrocher auprès de Pfizer, riche pharmaceutique, le lucratif contrat Viagra?

Le motÀ l'ère plaquée or du politically correct, où tout ce qui se passe au-dessous de la ceinture porte l'étiquette «tabou» et, de ce fait, génère moult euphémismes incontournables chez les rédacteurs publicitaires[1], force est de conclure qu'avoir du génie, pour un concepteur, c'est désormais d'arriver à s'affranchir des mots, devenus trop délicats à manier, c’est de pouvoir exprimer quelque idée que ce soit uniquement par des images qui, même si elles «n'ont pas rapport» à première vue, parviennent à tout dire, enfin presque, sans jamais montrer l'essentiel, à savoir l'«objet» visé ou le besoin à satisfaire, ou les deux… 

« Le mot souffre de paralysie grimpante? Il se meurt d’enflure molle ou d'imprécision tout court? Vivement l’image, alors! »

Ce que je vous offre par le texte qui suit, c'est une «critique-dissection» à laquelle je me suis livré sur un mode qui se veut humoristique. Il y est question des moyens  dont on use, à savoir tout plein d'images et presque pas de mots, pour nous vendre du Viagra.

Quiconque l'a vue comprend parfaitement ce que je veux dire. Mais vu quoi, au juste?!? Vous savez, cette pub dans laquelle on nous montre un monsieur sans âge, en complet de coupe classique, qui sort de chez lui en bondissant comme s'il avait bouffé des ressorts au petit-déjeuner. Dans un monde aux angles nets d'où semble exclue toute forme de flou, un monde quasi électrique où domine à dessein la couleur bleue, l'acrobate en puissance déguisé en carriériste infatigable, ou vice-versa, multiplie pirouettes et cabrioles jusqu’à l’entrée du building où il travaille.

Voilà! la pub tire à sa fin et, je vous prie de m’en croire, il s’en est passé des choses en moins d’une demi-minute! Ah! çà, oui! on nous en a mis plein la vue! Entre autres trouvailles, celle-ci : question d'assurer la nécessaire transition entre le décor de banlieue aseptisée (style « aménagement paysager propret servi avec la typique, que dis-je? la traditionnelle petite clôture de bois blanche »)… et un univers urbain dépouillé, anormalement quiet et dépeuplé, on a vu à faire émerger le toujours sautillant personnage d'une bouche de métro, en tête du peloton des «pressés» (tel «le» spermato, grand vainqueur en solitaire de la course effrénée à l'ovule).

Revenons là où nous avions laissé notre type : tiens donc! toujours frais comme une rose après son éblouissante performance athlétique, sans un poil qui dépasse de nulle part, ne le voici-t-il pas déjà engouffré dans l’ascenseur. Face aux portes et l’œil souriant, il est prêt à monter au septième ciel, fier paon flanqué, à sa droite, d'une jolie femme de carrière, et, de l'autre côté, un peu plus en retrait derrière, d'un jeune homme petit de taille, aux allures de commis timide. Sur les portes maintenant refermées, vient se découper en grosses lettres blanches fortement «empattées» le mot VIAGRA, puis, dans la toute dernière fraction de seconde, glissé subrepticement sous la très costaude marque de commerce, c'est l'avertissement obligé, mais ô combien fuyant[2]! : « Consultez votre médecin »… en caractères lilliputiens, bien sûr! (FIN DU MESSAGE)

Bon! l’homme-sauterelle se trouve enfin à l'intérieur du vertical édifice[3] abritant les bureaux où, on nous le laisse à déduire, il continuera de péter le feu et de faire le coq toute la journée durant, histoire de gagner de quoi pouvoir se payer un tas de petits «extras», dont, cela va de soi, «la» pilule miracle. Bien entendu, il ne tient qu'à notre héros hyperactif[4] que le scénario se répète le lendemain, et surtout le soir même : « Si tu veux carburer fort, n'oublie pas de t'envoyer une petite torpille bleue derrière la cravate, mon homme! » Ah! la joie du devoir accompli! Ça vous permet de dormir du sommeil du juste, et voyez un peu la dose d'énergie qui est la vôtre au réveil! « Allez! prends-en une, et que ça saute! »

Autre tour de force ou coup de génie digne de mention : cet ultracourt métrage (30 secondes bien comptées) intègre des éléments qui ne se retrouvent habituellement que dans un film de durée «normale». Prenez, par exemple, la séquence du ballon de basket BLEU dextrement enfilé dans le panier sous le regard hébété de trois jeunes garçons[5]; non mais, quel flashback! Comme rappel subtil (?) de la «réussite» de la nuit précédente, c'est parfait! Dans le même ordre d'idées, soulignons qu'une version légèrement «allongée» de l'annonce impose à notre gugusse quelques exercices ou «sparages» supplémentaires, dont, entre autres, une roue superbe et, surtout, tenez-vous bien, une marelle expéditive – mais sans bavure – lui ouvrant de nouveau toutes grandes les portes du «Ciel» : re-flashback!?!

L'air de rien, cette super-mince tranche d'existence grouille de sous-entendus, d'allusions plus ou moins directes. Sans pousser l'analyse indûment, n'est-il point possible d'affirmer que le saute-mouton exécuté au-dessus d'une boîte à journaux BLEUE, ça vise à nous montrer un homme mûr capable de survoler les nouvelles du jour, bonnes et mauvaises, un bonhomme «fait fort» dont l'enthousiasme juvénile ne saurait être entamé par les événements qui font la manchette? On le voit : aujourd'hui, les contingences de la vie quotidienne n'auront aucune prise sur notre dynamique représentant de l’homo sapiens… dans sa fuite en avant éperdue, suis-je tenté d'ajouter.

Pas mal, n'est-ce pas, pour une annonce où pas un traître mot n'est proféré, seule une mièvre chansonnette quétaine faisant office de support sonore, c’est-à-dire de jingle; soit dit en passant, il est tout de même curieux que ce p'tit air «vive-la-vie» nous vante les vertus du matin[6], alors que tout le monde sait fort bien que c'est la veille au soir que «ça» s'est vraiment – et enfin – passé. Encore merci, Viagra! Autant d'avantages à obtenir en quelque sorte… par la bande (là, je vous rassure tout de suite : «par la bande» n'est rien d'autre qu'une expression imagée, nullement vulgaire, tirée du lexique du billard), autant de belles promesses, dis-je, ça mérite à coup sûr réflexion, non? Comme dirait l'autre, ça vaut la peine de délier les cordons de sa bourse (excusez-la!), si c'est pour pouvoir «prendre sa pilule».

Hélas! rien n'est parfait en ce bas monde! En effet, tout n'est pas rose… ni bleu d'ailleurs. Ce qui se trouve résolument balayé sous le tapis dans cette saynète télévisuelle aux mille bondissements, ce sont les risques de rupture définitive et sans appel du ressort cardiaque… Il faut le dire de but en bleu, oupse pardon! je veux dire de but en blanc: ça peut vous tuer le Québécois «ben raide», ce truc-là; ouais, cela risque de vous conférer pas mal plus qu'un durcissement local par trop éphémère – que diriez-vous d'une rigidité éternelle parce que cadavérique? Cette sombre perspective, il me semble, devrait suffire à rendre moins tentante toute ingestion intempestive de la p'tite pilule bleue. Prendre la chose sans ordonnance dans le souci ô combien humain de faire la chose, c'est bêtement s'exposer à faire le grand saut dans l'au-delà!

Désolé d'avoir à jouer les rabat-joie, les doucheurs du mâle enthousiasme retrouvé… Les publicitaires ne peuvent quand même pas tout dire ou montrer dans un trente-secondes, les pauvres! «Donner les bleus» aux gens, ce n'est d'ailleurs pas dans leurs cordes, pas de leur ressort (!), encore moins dans leur intérêt; par contre, ils sont puissamment équipés pour nous «vendre» de la bleue, BIÈRE ou PILULE – de cela, mieux qu'aucune autre, la pub Viagra nous fournit une éloquente illustration.

Récapitulons… Objectif visé : faire saisir l'objet principal du message à tout client «potentiel» ou à venir (sans jeu de mots facile), de même qu'au reste des téléspectateurs et trices, et cela, exclusivement – ou presque – par des images, celles-ci fussent-elles postérieures au «fait» qui intéresse un peu tout le monde. Eh bien! m'sieu-dame, objectif atteint, et en plein dans le mille! Qu’en pensez-vous?

En terminant, un constat s’impose : l’image est devenue reine, on la voit triompher sur tous les tableaux, et de façon particulièrement patente dans le domaine de la publicité. En effet, n’est-elle pas en train de reléguer le verbe au rôle ingrat de sous-titre – comme au temps du cinéma muet, quoi –, d’en faire un simple faire-valoir vite oublié? On pourrait le croire, mais, attention! la parole n’est pas encore à bout de souffle! Que non! Laissons-lui le temps de «se repositionner» face à l’envahisseur omniprésent, de composer avec cette nouvelle donne. En tout cas, qu’il suffise de préciser que, pour ma part, je ne compte pas les mots pour battus, loin s’en faut, morbleu!

Car enfin, ne l'oublions pas, c'est l'apparition, en chute de rideau, ou, si vous préférez, en fin de pub, oui, c'est l'apparition du mot de VIAGRA, plaqué contre les portes de l'«élévateur à monde», qui vient «faire lever» le tout, c'est-à-dire ordonner cette sarabande d'images sautillantes, l'éclairer en quelque sorte, y donner un sens et, partant, la rendre intelligible, ce que, jusque-là, elle n’était pas du tout… intelligible!

Jean-Paul Lanouette, traducteur agréé, membre de l’OTTIAQ  (Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec)
jplanouette@sympatico.ca

Vaut mieux en rire qu'en mourir :

·        Viagra, seul produit sur le marché dont le consommateur pleinement satisfait puisse dire : « Ça fait dur! »

·        Comme me le faisait pertinemment remarquer un de mes neveux : « Normal que les motards criminels tiennent à ce point à faire le trafic du Viagra, car, forcément, ils opèrent (lire : commettent leurs "actes") en… bande. »

[1] Exemple entre mille, ceux-ci ne se font-ils pas – sous l’influence de l’anglais, il est vrai – un devoir de parler d’«irrégularité» plutôt que de constipation?

[2] Qu'il suffise de préciser que, pour pouvoir lire l'avertissement en question, j'ai dû enregistrer le message, puis «figer» l'image au moment voulu…

[3] Il faut savoir que l’immeuble en hauteur constitue un type de construction que certains amateurs de psychologie à cinq sous, dont je suis, ne manquent jamais d’assimiler à un symbole phallique – un brin éculé peut-être, voire suranné, mais encore et toujours des plus évocateur…

[4] N’est-il point à craindre que la «consommation» de Viagra ne débouche sur celle de… Ritalin?

[5] En pareil contexte, le recours au vocable très «français» de gosses – au masculin – eût peut-être été davantage de mise, mais je la trouvais décidément trop facile, celle-là.

[6] Il est aussi question, en fin de ritournelle, d’une nuit blanche passée à… compter les étoiles dans le ciel. Oh yeah?!?

31 août 2002