Morale à deux vitesses
Il y a quelque temps, on pouvait lire dans les
journaux que le gouvernement du Québec envisage de poursuivre les
compagnies de tabac au nom du sacro-saint bien public, lequel, par les
temps qui courent, a le dos plutôt large et nous est apprêté, puis
servi à toutes les sauces par un «toqué» commodément mêlé dans ses
chaudrons (commodément pour lui, s'entend). Faire cracher les «cigarettiers»
à leur tour? Noble dessein à première vue, mais, à y regarder de plus
près, force est d'avouer qu'une telle ambition de la part de l'État a de
quoi étonner, et cela, sous plus d'un rapport.
Non-fumeur depuis toujours et fils de fumeur décédé d'un cancer
du poumon, je devrais normalement me réjouir de voir nos grands élus
du peuple s'apprêter à enfourcher résolument ce nouveau cheval de
bataille. Et pourtant, non! C'est à se demander pourquoi, n'est-ce pas?
Examinons donc la situation, si vous le voulez bien, dans le principal
souci de mettre certaines choses au point, et d’autres, en perspective. D’entrée, je vous le demande : le produit incriminé,
à savoir le tabac, n'est-il point encore et toujours en vente libre dans
tous les dépanneurs de la Belle Province? Les avertissements avec photos
on ne peut plus explicites dont sont «agrémentés» les paquets de
cigarettes ne se révèlent-ils pas suffisamment clairs et dissuasifs? Soyons logiques, messieurs-dames! S'il y a quelqu'un à
poursuivre là-dedans, il me semble que ce sont d'abord et surtout ceux
qui permettent ou tolèrent la fabrication et la distribution à grande échelle
de ce poison dûment reconnu qu'est le tabac, sous toutes ses formes
(qu'il suffise de préciser que la composition chimique de la fumée
produite par la chose – une fois allumée – évoque le générique
d'un film d'épouvante ou, à tout le moins, la liste d'achats d'un
entrepreneur en construction & démolition : formaldéhyde, goudron,
plomb, toluène…). Tout comme les millions de poumons qu'elles «approvisionnent»
en fumée délétère, les compagnies de tabac ne sont pas sans tache,
loin s'en faut, mais leur faire porter le chapeau à elles seules sous prétexte
qu'elles sont pleines aux as, m'apparaît à la fois trop facile, un brin
simpliste, tout à fait réducteur et, j'ose le dire, fondamentalement
injuste.
Ainsi donc, l'État veut notre bien, et Dieu sait qu'il s'arrange
habituellement pour l'obtenir, fût-ce sous les traits de Dame Chance (Loto-Québec)
ou de Bacchus (SAQ). Je ne sais pas pour vous, mais disons que
personnellement j'ai un peu de difficulté avec cette morale à deux
vitesses dont semble fort bien s'accommoder le «Pouvoir». Avant de lever
dédaigneusement le nez sur les cochonneries d'autrui, vaut toujours mieux
commencer par faire le ménage dans sa propre cour. Le moins que l'on puisse dire, c'est que notre
gouvernement est mal placé pour faire la leçon à quiconque, y compris Imperial Tobacco, Rothmans
et Macdonald! Cédant à une
pression sans doute devenue trop forte (il était temps!), Loto-Québec se
résout, la mort dans l'âme, à réduire de mille unités son imposant «parc»
de vidéo-pokers, machines maudites s’il en est, dont les ravages sont
abondamment documentés (permettez cette légère digression : je me
souviens d'une petite fille de trois ou quatre ans courant entre les
tables d'un restaurant où je mangeais en compagnie de collègues, alors
que la maman de la petite en question se trouvait en catalepsie devant son
écran magique, insatiable bouffeur de chèques du Bien-être social). Bon! s'étant ainsi donné bonne conscience, à contrecœur,
répétons-le, Loto-Québec a maintenant le toupet de s'en péter les
bretelles dans les médias, histoire sans doute de récupérer ce qui peut
l'être! Or, que je sache, Loto-Québec, c'est une créature à part entière
du gouvernement. Que ce dernier, grand détrousseur patenté et dûment
autorisé, puisse avoir l'outrecuidance de se poser en noble défenseur du
bien public, voilà qui confine à l’aveuglement total, voire à
l'inconscience la plus crasse : dans les hautes sphères souffle
manifestement un capricieux vent d'inconstance qui ne saurait manquer de déranger
les plis de la toge de Ma'me la Justice, qu'on représente toujours les
yeux bandés; tiens, tiens!... Faut-il rappeler au gouvernement que nous ne sommes pas au
théâtre, où l'on trouve Jean-qui-pleure (drame)
d'un côté de la scène et Jean-qui-rit (comédie)
de l'autre, mais dans la vraie vie, où il est primordial de se
brancher quelque part, dans un sens ou dans l'autre[1]? Pour l'instant, nous
sommes en présence d'un visage à deux faces. Deux faces peut-être,
mais, en définitive, un seul but, une seule préoccupation : le fric
d'autrui, à savoir le mien, le vôtre et celui des grands du tabac. Ça résume
assez bien la situation, non? Entendons-nous sur quelques points; je tiens tout d'abord
à préciser ce qui suit, question de bien faire sentir que tout ce qui,
de près ou de loin, touche au tabac ne m’est guère sympathique : les
cendriers d'auto cavalièrement vidés sur les parkings de centres
commerciaux ou le long des chaînes de trottoir, les entrées d'édifices
publics ou les abords de stations de métro constellés d'affreux mégots,
cette catégorie de fumeurs enclins à se trouver plus de droits que de
devoirs et toujours prompts à traiter d'ayatollah quiconque
souhaite restreindre leur liberté de produire de la boucane… au nom du
bien public (pour de vrai, dans ce cas-ci), voilà autant d'éléments qui
ne sont certes pas pour me gagner à la cause des cigarettiers en
particulier et des fumeurs en général. Deuzio, je n'éprouve aucune espèce de sympathie à l'égard
des compagnies de tabac, au contraire, et je suis le premier à reconnaître
la kyrielle de leurs torts, passés, actuels… et, mille fois hélas! à
venir. J'estime néanmoins que c'est pousser le bouchon trop loin que
de déresponsabiliser les fumeurs et les gouvernements par rapport à la
sempiternelle question de la santé. À mon avis, tant que les compagnies auront le droit de
fabriquer des cigarettes, tant que des établissements seront autorisés
à en vendre d'un océan à l'autre, tant que les gouvernements préféreront
se réfugier couardement dans un statu quo encore confortable, tant que
les fumeurs seront plus que raisonnablement informés et conscients des
risques qu'ils courent à en griller une, puis une autre, toute poursuite
visant exclusivement les tout-puissants fabricants mérite carrément d'être
vouée à l'échec, n'en déplaise au grand Argentier de la Province, qui,
grâce aux millions de dollars qu'il rêve tout haut d'arracher aux
vilaines compagnies de tabac, se voit déjà extirpant enfin le budget
Santé du poumon d'acier où il stagne et vivote depuis des lunes… À
chacun d’assumer franchement et ouvertement la part de responsabilité
qui lui revient dans les faits! C'est désolant, mais il faut le dire : dans le cas qui
nous occupe ici, ce n'est pas tant le bien public que la perspective de
gains substantiels qui motive nos décideurs. Mis en appétit par un
impressionnant pactole – les poursuites engagées, notamment en Floride,
ont en effet permis d'aller chercher des millions de dollars dans les
goussets bien garnis des fabricants de cigarettes, tel Philip
Morris –, affriandé, disais-je donc, par l’exemple américain, le
Québec aimerait bien à son tour décrocher la timbale. Malheureusement
pour lui, avant de seulement songer à encaisser, il doit d'abord faire
ses devoirs, c’est-à-dire accepter les responsabilités qui lui
incombent dans ce dossier, entre autres au chapitre de la vraie prévention.
Le simple respect de la justice l'exige. La Colombie-Britannique ne s’est-elle pas déjà cassé
les dents dans semblable aventure? Il s'agit de ne pas faire de même ici
en se lançant trop vite à l'attaque avec l'argent des contribuables,
fonds à ne pas dilapider aux quatre vents puisque, d'une certaine façon,
ils relèvent eux aussi du… bien public. [1] Oui! se brancher, et non pas tenter maladroitement de concilier les deux genres en montant – en amateurs (à prendre ici au sens de pas très doués) – une sorte de comédie dramatique de troisième ordre… plutôt boiteuse et, partant, fort peu crédible. Jean-Paul
Lanouette jeudi 03 octobre 2002
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