Le bonheur de Roch

            Par un beau soir du printemps 1970, une dizaine de gars dans la jeune vingtaine s'apprêtent à faire leur «quatre-milles» hebdomadaire dans de tranquilles rues banlieusardes. Parmi eux, pour la toute première fois, Roch… À cinq pieds trois pouces et demi… et 120 livres – «mouillé»! comme il dit lui-même–, ce petit brun frisé à lunettes rondes fait figure d'avorton au milieu de la bande de costauds orgueilleux que nous formons.

            La veille, à la taverne 20/100 (pour Vincent…; mettons qu'on a l'esprit qu'on peut quand on est tenancier d'un estaminet un tantinet miteuxessayez donc, juste pour voir, de lire ça tout haut, un «biscuit soda[1]» émietté dans la bouche), oui, la veille, après quelques «cervoises» bien fraîches, ce non-sportif déclaré qui se targuait de n'avoir jamais rien fait de «physique» dans sa vie, s'était laissé convaincre de nous accompagner dans notre sortie de course à pied. « On va y aller mollo, tu n'auras qu'à marcher si… » Roch avait finalement accepté, plus par curiosité que par bravade, voyant là sans doute une occasion en or de vraiment faire partie de la «gang»!

            Avec aux pieds d'étincelants Adidas «Rom» frais sortis de leur boîte, Roch, nerveux et plein d'appréhension, «pilote» l'asphalte en quémandant des conseils à l'un, puis à l'autre, à gauche comme à droite. Si plat soit-il, ce parcours d'environ quatre milles «mesuré en char» prend pour lui des allures d'Everest. Mais, il ne s'agit pas tant de conquérir l'obstacle que de s'arranger pour ne pas trop avoir l'air fou devant les gars… sur leur terrain. Grosse «commande»! Pression énorme! Enfin, le signal du départ vient le libérer de son regret de s'être laissé embarquer là-dedans…

            À une époque où ce n'est pas encore à la mode que de courir[2], et où le faire dans les rues exige une certaine dose de courage ou d'inconscience, Roch éprouve une drôle d'impression : ça se voit dans ses yeux. En tout cas, il est fier d'être là, d'essuyer avec nous les regards parfois incrédules, médusés presque, mais plus souvent hostiles des gens – piétons et automobilistes – que nous croisons. Bien entouré par «sa» bande, Roch s'applique à respirer selon la technique éprouvée que nous tentons maladroitement de lui enseigner en cours d'effort intense de sa part, et, nostra maxima culpa (dites comme ça en «latin de messe», les choses paraissent encore plus terribles qu'elles ne le sont en réalité, trouvez pas?), oui, par notre très grande faute, confessé-je donc sans détour mais avec grande honte, le pur néophyte qu'il est se trouve entraîné, à son pauvre corps consentant, dans une dépense excessive de sa pourtant précieuse énergie nerveuse : à essayer trop fort de… se détendre, il risque la crispation, voire la rigidité, ce malheureux – « Quoi!? Me décontracter?! Facile à dire pour vous, ça, les "boys"! » proteste-t-il d'ailleurs, mais pour la forme uniquement, sans la moindre pointe d'acrimonie dans le ton, et notre mini-Rocky de recommencer de plus belle d'ahaner ferme et sec entre ses dents littéralement soudées : pour la relaxation, faudra repasser! Dans les rues un peu plus passantes, il faut y aller à la queue leu leu : la grappe compacte devient cordon élastique, et Roch se retrouve sans personne à ses côtés pour l'encourager. Pris chacun par notre propre effort, nous en venons à laisser le p'tit nouveau à lui-même, espérant qu'il y en a au moins un derrière qui s'en occupe un peu… Deux milles de «faits», et nous courons maintenant par tout petits groupes de deux ou trois; « Roch doit être avec Chose ou Machin», nous disons-nous chacun in petto pour nous déculpabiliser et pouvoir nous consacrer égoïstement à notre performance personnelle. Un mille plus tard, plus qu'un mille à «faire» : nous avons complètement «oublié» Roch et commençons déjà à «visualiser» l'arrivée – premier stop après la track –, nous concentrant exclusivement sur l'effort final à déployer sous peu, à savoir un sprint dément de quelque 300 verges (on ne parlait pas encore en mètres à l'époque), sprint toujours âprement disputé par les deux ou trois coureurs de tête. Voilà donc une accélération qu'il s'agit de ne pas amorcer trop tôt, histoire de ne pas manquer de jus… ni terminer sur les rotules ou le menton!

            Y'en a cinq de rentrés, cinq à venir…, ou quatre, si Roch a lâché… Mais attendez un peu! Qui ne voici-t-il pas déboulant l'avenue en pompant les bras comme un dératé? Compensant la très courte amplitude de sa foulée par une cadence effrénée, Roch, rictus décidé, yeux fermés ben dur et poings serrés, franchit les dernières verges qui le séparent de sa victoire, de son exploit à lui! Il a réussi, comprenez-vous? Et mon Roch, d'ordinaire fort peu enclin aux débordements et on ne peut plus réservé dans ses épanchements, de se mettre aussitôt à sauter de joie comme un gamin malgré la fatigue et l'essoufflement : « J'l'ai fait, j'ai fini!!! »

            Le bonheur total que j'ai lu à cet instant précis dans le visage illuminé de Roch, voilà qui constitue sans contredit un de mes souvenirs les plus précieux, toutes catégories confondues! C'est en tout cas mon plus beau, de souvenir, au chapitre du sport, sport tout ce qu'il y a de plus amateur s'entend. Mon marathon franchi sous la barre des trois heures (un seul en à peu près vingt tentatives!), c'est quelque chose de bien spécial pour moi, mais ça reste pâle en comparaison du sourire de Roch, ce jour-là. Quelques années plus tard, notre grand «chum» fera le choix de ne plus être de ce monde… Je l'aurai vu heureux, l'espace d'une gambade.

                                                                                                Jean-Paul Lanouette
                                                                                                jplanouette@sympatico.ca


[1] À noter que l'Office de la langue française (OLF) nous recommande d'utiliser de préférence le terme de craquelin, mot croquignolet tout plein, mais pas mal moins appétissant, me semble-t-il…

[2] Tout de même curieux, n'est-ce pas, de constater qu'aujourd'hui, environ trente ans plus tard, il est de moins en moins in de courir. Fini, par exemple, le Marathon international de Montréal de l'ami Serge Arsenault! Fini également les compétitions organisées tous les week-ends de par le Québec! Ouais! il est vraiment terminé, l'âge d'or des «marteleurs de bitume»! En effet, le soulier de course s'est vu royalement détrôner par le patin à roues alignées, la planche à roulettes ou skate, et l'increvable vélo, sans oublier la trottinette, une ressuscitée servie en version grandement améliorée.

lundi 25 novembre 2002