Le Québec ou les Écuries de Troie
Une nation en otage de Power Corporation

            Lettre ouverte au Premier ministre du Québec

M. Lucien Bouchard

Premier.ministre@gouv.qc.ca

Premier ministre du Québec
Assemblée nationale
Québec, Québec

Objet : Gesca Ltée (filiale de Power Corp.) acquiert UniMédia (filiale de Hollinger).
Préférablement, lire au préalable cette édifiante auto-gratification:
http://www.cnw.ca/releases/November2000/10/c3374.html  (repris en: http://www.vigile.net/00-11/gesca.html )

La perte de l'âme est indolore.

Nietzsche

          Monsieur le premier ministre, je suis atterré de constater combien vous et votre gouvernement demeurez totalement passifs – ou théâtralement actifs? – face à cette transaction que très manifestement l'on sentait venir depuis plusieurs mois.

Je me bats depuis l'adolescence, c'est-à-dire depuis environ vingt-cinq ans, pour la réalisation d'un pays français en Amérique. Aussi votre laisser-aller au fil des ans concernant des dossiers litigieux touchant au coeur même de notre identité collective, notamment la langue, ont déjà à ce jour fait lourdement vaciller ma confiance quant à vos réelles intentions eu égard à l'avenir de la nation québécoise.

Or voilà encore – à la faveur du momentum unique que constituait ce projet de délestage des journaux francophones québécois par la très torontoise Hollinger de M. Conrad Black –, que vous ne daignez nullement exercer légitimement votre autorité de façon à encourager, voire initier, une information beaucoup plus saine, équilibrée et par-là franchement libre, démocratique et en outre moins idéologique sinon aveuglément partisane.

Quand on songe que tous les quotidiens québécois – tous sauf un seul, à savoir Le Devoir: exposant du reste, pour ce qui regarde la question nationale, un autre aspect des choses avec ô combien de réserve et parfois même de timidité – se présentent clairement sinon toujours ouvertement d'obédience fédéraliste (en un mot: Anything but Sovereignty!)*, eh bien je m'interroge désormais sérieusement (et avec une tristesse infinie) quant à votre volonté véritable à mener la province provassale vers l'état d'État indépendant.

Dès lors et en conséquence, ce qui n'est pas rien, le même type de réflexion s'impose à l'esprit du citoyen-militant face à lui-même. Car devant pareille mollesse, M. le Premier ministre, ne se propose en dernier ressort à celui-ci que l'alternative suivante:

– Ou bien, dans le ras-le-bol généralisé, retour de chacun à ses terres et désaffection définitive du citoyen vis-à-vis du politique. Auquel cas, je le crains, le pays sera vite sacrifié aux plus offrants par le biais du guichet bancaire des Jean Charest et autres vendeurs du Temple à vision collective zéro.

– Ou bien, fût-ce en baroud d'honneur dans la désespérance sinon le désespoir froid comme lame, tentative d'«enfoncer» l'avenir par des voies – obliquement sinon perpendiculairement – parallèles et fermement déterminées. Car, presque par définition, l'apathie du chef d'une Cause comme la vôtre (???)** – celle de la Libération d'un peuple – est plus grosse de violence potentielle que trois douzaines d'individus (autres chevaux de notre Troie outragée) portant Chrétien, Dion, Cauchon ou Pettigrew comme patronymes. C'est dire. C'est pire.

Nulle liberté de presse possible, et par conséquent nulle authentique Liberté pour quiconque, ou quasi, dans la conjoncture où cette presse se voit concentrée. Et en l'occasion, en notre cas particulier d'«excès de fausse universalité» (décalque local du canular de la présumée incontournable mondiaméricanisation), est-ce en effet aux mains du beau-père de la fille du premier ministre du Canada que la collectivité québécoise doit abandonner l'essentiel de la cueillette et du traitement de ses sources d'informations journalières...?

Car à la fin je veux croire que le Québec n'est pas – des J.-Jacques Samson en capitale aux Alain Dubuc en métropole, par le détour des féaux de Sherbrooke, Trois-Rivières, Granby ou Hull (et même de la souverainiste Chicoutimi!) – ce Prométhée morbide ou hautement névrotique qui, résigné et consentant, se laisse impassiblement lessiver le foie mental à grand'doses d'endoctrinement massif et continu. Quelque soft, subliminal et doucereux que par ailleurs se révélât le plus souvent celui-ci.***

Il y a des moments cruciaux dans l'existence où le noble stoïcisme, farouche et intraitable, évince d'office tout à la fois intelligence et dignité. Avant de liquider, parfois, l'existence même.

Mes respects, monsieur le premier ministre,

         Pas plus péquiste que bloquiste, ni même idéologue d’occasion, le soussigné se présente simplement comme un patriote outillé jusqu'aux dents de la plus terrible des armes: la colère mijotant dans les humeurs de l'exaspération.

Jean-Luc Gouin

Courriel

Québec, 13 novembre 2000  

* Ce qui bien sûr exclut les journaux de Quebecor, lesquels n'ont pas plus de pages éditoriales qu'il n'y a de signe diacritique sur les «e» défrancisés de l'appellation de la maison-mère; journaux qui dès lors, en principe, restent neutres sur ladite question.

** «Un roi faible affaiblit le peuple le plus fort.» Camões, Lusiades (1572).

*** Et ce en dépit des dénégations d'une extrême complaisance de Gilbert Lavoie dans son éditorial du 11 novembre, dans Le Soleil de Québec: «Prétendre qu'une option politique contrôle un quotidien, au Québec, relève de la plus pure fantaisie, de l'ignorance, ou de la démagogie partisane.» On ne sait décidément plus ici qui dispute à quoi: l'aveuglement à la mauvaise foi ou la chattemite au mépris de l'intelligence. Voire. Ou faudrait-il plus simplement prendre acte de la déférence de l'ilote à l'égard du nouveau maître? Le fort sage papier de Bernard Descôteaux intitulé «Un équilibre rompu», et paru le même jour dans Le Devoir, m'apparaît autrement plus réaliste; quoique d'une placidité quelque peu, disons, déconcertante. Car le problème est sérieux.

            Laissons enfin la parole à Guy Crevier, le grand patron de Gesca et désormais (entre autres) de toutes les pages éditoriales des journaux du Québec, hormis celle du Devoir (avec son immense part du marché correspondant à 3.5%): «En Amérique du Nord, la pratique veut que la page éditoriale reflète le point de vue du propriétaire.» (in Norman Delisle, Le Droit du 10 nov. 2000 ). Ce qui en soi n'est pas dramatique, bien sûr. Sauf s'il n'y a qu'un seul propriétaire, de Percé à Tracy, de Val d'Or à Kamouraska... Bref, Paul Power Desmarais grand manitou de l'opinion publique québécoise et du coup, ou peu s’en faut, non moins puissant que le Premier ministre lui-même: la société tout entière au service des richissimes intérêts privés. La belle démocratie du capitalisme sauvage. Mais il n'y a pas de quoi s'affoler, Lavoie l'a bien dit: voir les choses ainsi, c'est de l’ignorance ou de la démagogie partisane... En conséquence, Hélène Baril (Le Devoir du 11 nov. – http://ledevoir.com/med/2000b/unip111100.html ) n’a qu’à aller se rhabiller (hélas!), elle qui simultanément terminait son papier sur ce phrasé tout en euphémisme: «La victoire de Power n'est pas une victoire pour le Québec».

            Le monde selon Gilbert alias Orwell, ou le devoir de penser comme le maître. Fût-il petit-nègre de la langue d’ébène.  

Note ­. En complément, du même auteur on pourra consulter Dictature de la presse québécoise.


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