« En passant... »

Le billet qui suit, je le dédie modestement à feu M. Pierre Beaudry*, qui, tout en poursuivant une brillante carrière de traducteur dans le domaine des assurances, fut longtemps chroniqueur linguistique à La Presse, puis plus brièvement au Devoir. 

Certains amateurs de langue s'en souviendront peut-être, jusqu'à la toute fin de sa vie, M. Beaudry s'est acharné à mettre un frein, que dis-je? un stop au foisonnement débridé des arrêts dans notre paysage «automobilistique». C'est en pensant à lui que j'ose pousser cet ultime cri en faveur de la logique… sans me faire d'illusions…  

*   Comme je l'indiquais dans un texte antérieur portant sur la slush, M. Beaudry, c'est ce personnage plutôt controversé qui rêvait tout haut et par écrit de substituer, dans notre vocabulaire usuel de l'hiver, les ineffables termes de fraiseuse et de congère à ceux, plus prosaïques mais mieux appréhendés, de souffleuse et de banc de neige. Cet amant passionné de notre langue, pour ne point dire ce maniaque incorrigible des mots, a hélas «passé la plume à gauche». Celui-ci nous quittait alors pour un monde sans doute meilleur où, en tout cas, il n'y a pas de stops… et encore moins d'arrêts… et où, pour comble de félicité, les souffleuses sont inutiles, faute de bancs de neige! 

UN STOP INJUSTEMENT MIS AUX ARRÊTS! 

- Au  Québec, on a fait de nos chauffards des «brûleurs» d'arrêts plutôt que de stops 

«ARRÊT / STOP»… Intéressante saga que celle-là! D'entrée, il importe de préciser que, dans ce dossier qui semble hélas classé, «on», c'est-à-dire eux, vous et nous à la fois, on n'est coupable que d'avoir couardement laissé le politique prendre le pas sur la logique; en effet, alors qu'il eût fallu lutter avec l'énergie du désespoir pour empêcher que ne triomphât une puissante aberration, on s'est rangé sans coup férir à l'argumentaire spécieux et verbeux – «téteusement» populiste et ridiculement cocardier par surcroît – de quelques décideurs «québécisants», aussi enragés qu'obtus, qui s'affirmaient résolus à se démarquer d'une appellation aussi «suspecte» (à leurs seuls yeux, précisons-le) que celle de stop, mot-réalité qui, en soi et au-delà des lettres qui le composent, constitue pourtant un symbole universellement reconnu et respecté, fût-ce à l'américaine[1]

Ainsi donc, visiblement aveuglés qu'ils étaient, ces «malheureux élus», obnubilés sans doute par leur souci puéril, mais très exclusif, de marquer ostensiblement, et à n'importe quel prix, la spécificité québécoise par rapport à l'envahissante omniprésence des Canadians, lesquels, de leur côté, se tamponnent «royalement» de nos revendications territoriales… pour autant, bien sûr, qu'elles ne débordent pas le cadre terminologique

On peut affirmer, sans crainte de charrier, que le mot de stop, dès lors qu'il se découpe en grosses lettres blanches sur fond rouge octogonal, s'affranchit ipso facto de tout code linguistique, et cela, au même titre que l'«immanquable» M mcdonaldien[2]; il cesse alors d'être du français (eh oui!) ou de l'anglais… ou encore du serbo-croate… pour devenir partie intégrante et indissociable d'un quasi-pictogramme utilisé et reconnu dans le monde entier (hormis quelques rares pays non occidentaux et… le Québec!) et, surtout, compris par quiconque est doué du sens de la vue, même les analphabètes et les daltoniens! 

Déjà qu'avec notre ancien stop version «enrichie» (c.-à-d. cet arrêt / stop qui se voulait bilingue aux yeux de tous, mais qui, en réalité, ne l'était que pour les anglophones, puisque tout «parlant-français» tant soit peu averti y voyait plutôt une agaçante tautologie pléonastique, redondante, répétitive et… hautement contagieuse dans notre réseau routier), déjà, donc, que nous faisions figure de bienheureux «tits-counes» à qui il faut tout bien expliquer, et longtemps à part ça, en mettant non seulement les points et les trémas sur les «i» ou les barres sur les «t», mais encore… le mot arrêt sur les stops… Car il ne faut pas s'y tromper : dans cet arrêt / stop de triste mémoire, le mot qui faisait redondance, c'était celui d'arrêt! Si, au lieu de se contempler béatement le nombril, nos «apôtres de l'épuration» s'étaient donné la peine de s'étirer le cou un tantisoit pour regarder autour d'eux, par-delà leur cour fermée, ils auraient peut-être compris qu'arrêt était le vocable à évacuer de ce panneau de signalisation «surchargé». Hélas! on a confondu le superflu et l'essentiel, privilégiant le premier pour occulter le second! Que voulez-vous, le poids de ses sabots ne fait pas que ralentir l'homme borné : c'est aussi ce qui porte ce dernier à se concentrer bovinement  sur ses pieds plutôt qu'à embrasser l'horizon du regard. 

Eh bien! bravo! c'est réussi! «On» est bel et bien parvenu à «nous» distinguer des anglos, mais aussi, ce faisant, de la «franco faune» internationale et du monde dit civilisé; joli coup double… qui a plutôt l'allure d'un coup fourré que l'on se serait porté à soi-même. Ça, faut le faire! Et, «en bout de ligne»… et de poteau, ça nous a donné des arrêts uniques au monde, et avec lesquels nous sommes pris «pour une saprée escousse»! 

En effet, j'ai bien peur qu'il va falloir nous y faire, à ces satanés panneaux à fort indice de… lisibilité / risibilité / visibilité (mon choix est lisible / risible / visible!)… qui permettent à notre ignorance crasse de s'afficher sans vergogne à toutes les intersections du Québec, et voici pourquoi : quand on songe que la plupart des municipalités ont, depuis lurette déjà belle, achevé de remplacer à grands frais tous leurs arrêts-stops, il est facile d'imaginer quelle serait la «gestuelle digitale[3]» de nos valeureux édiles si l'on s'avisait de leur expliquer qu'il y a eu maldonne, que c'est le mot d'arrêt qu'il fallait faire sauter, et non pas celui de stop 

Peut-être n'y a-t-il point là matière à fouetter un greffier[4], arguërez-vous; n'empêche que c'est dans des cas comme celui-là, où des «politicailleurs» à courte vue, mais au bras démesurément long et ô combien maladroit! font de mon peuple un objet de risée, que j'ai mal à ma «québécitude»; cette mienne manière d'être et de sentir qui, normalement, se nourrit de fierté, ne la voilà-t-elle pas, à cause de joyeux «colons[5]», assimilable trop souvent à une attitude sclérosante et «enfermante», à la fois nombriliste et nihiliste… Voyez un peu ça : nous sommes les seuls à «avoir le pas», et nous le clamons partout. Belle façon de nous faire remarquer… À brailler! Si, comme bien d'autres et «bibi», vous n'arrivez tout simplement pas à piffer ces fichus arrêts, vous pouvez toujours, pour vous consoler ou vous remonter le moral, aller faire une virée du côté de Wesmount-la-richarde (ville devenue arrondissement[6] au grand dam de ses résidants) : vous y verrez, ô joie indicible! les mêmes stops «multiunilingues» qu'en France, qu'en Belgique ou en Suisse… 

Dites, tant qu'à faire, à quand les télégrammes enfin purgés de ces stops à répétition qui doivent bien agacer l'«oreille aquiline[7]» et irriter l'œil torve des mauvais génies qui, de propos délibéré, nous ont égarés dans une forêt de panneaux de signalisation barrés du mot arrêt?!?      

Jean-Paul Lanouette, traducteur agréé (OTTIAQ – no 892)
jplanouette@sympatico.ca

[1] Le stop qualifié d'américain n'est ni plus ni moins qu'un «stop en mouvement» – oh! le bel oxymoron que voilà! En effet, ce stop consiste en une tiède obtempération (ou obtempérance?) qui se traduit par un léger ralentissement, parfois même quasi imperceptible, et qui, par voie de conséquence, se caractérise par une «coupable» absence d'immobilisation complète… négligence que ne manquent pas de sanctionner dûment nos généreux distributeurs de contredanses, histoire, sans doute, de recueillir les fonds nécessaires à l'achat, puis à l'installation d'autres arrêts dont l'insolente rutilance n'aura jamais d'égal que le ridicule consommé. 

[2] Il s'agit bien sûr de l'ubiquitaire majuscule jaune toute en rondeurs maternelles, lettre magique ou maléfique (c'est selon) dont la seule vue, par un phénomène purement pavlovien, ferait émerger de catalepsie tout enfant de constitution «normale» massivement exposé, depuis le berceau ou presque, aux pubs «velcro» du géant du hamburger rapido. Au stop, on s'arrête brièvement, chez McDoune, un peu plus longtemps…, mais à peine : avec Ronald, faut qu'ça roule! Le bizness avant tout…

[3] Façon politically correct de parler du finger, cet irrévérencieux médius d'honneur brandi bien haut.

[4] Volontiers assimilé à un «gratte-papier», le greffier a vu l'argot récupérer son titre et en faire une désignation fort imagée du félidé domestique qu'est le chat.

[5] J'ose être vulgaire : ces imbéciles heureux, je leur pisse à… l'arrêt!

[6] D'aucuns pourraient être enclins à parler plutôt d'«équarrissement» dans ce cas bien précis.

[7] Clin d'œil au regretté Gérard Dagenais, linguiste bien connu qui, au hasard d'une chronique qu'il allait justement intituler « ton oreille aquiline… » (Réflexions sur nos façons d'écrire et de parler, Le Cercle du livre de France, 1959, p. 12), avait forgé cette expression saugrenue ou, à tout le moins, surprenante… dans l'unique dessein de ridiculiser – en les fustigeant – les grands penseurs d'opérette qui s'arrogent le droit de s'inventer une petite langue française bien à eux. Je désire joindre ma voix courroucée à la sienne pour crier haro sur ces professionèles (sic) de l'embrouille pas même foutus d'appeler un greffier un greffier (voir ci-dessus le point no 4) ou… un stop un stop! 

 

dimanche 15 décembre 2002